Qui ?
Marie Canzano, Pdg du cabinet de chasse de tête Digital Jobs (en photo).
Quoi ?
Une traversée du télé-travail, "remote" de son petit nom, et les problèmes qu'il pose au management, au travers d'études et d'exemples piochés chez Google, ING, PSA, Alan et le Shack, dirigé par Emilie Vazquez.
Comment ?
En février 2013, Marissa Mayer, la nouvelle présidente de Yahoo, venue de Google, crée du remou, en interdisant le télé-travail. Voici ce que disait Jacki Reses, sa responsable RH, pour revenir sur cet avantage acquis :"Les meilleures décisions et insights viennent de discussions à la cafeteria, des rencontres avec de nouvelles personnes et de meeting impromptus. La vitesse et la qualité sont souvent sacrifiées quand on travaille de la maison"
C'était il y a sept ans. Sept ans avant le Covid, qui a instauré le travail à domicile comme une norme, pour 60 % des salariés. Et jusque là, les sociétés européennes résistaient particulièrement à toute forme de travail loin du bureau : selon Eurostat, la culture européenne est à l’opposé du télétravail, ainsi seul 5% des salariés des 28 états qui l’a composent le pratiquaient. Et 3% des salariés français (60 % de cadres) inscrivaient en 2017 le télétravail dans leur emploi du temps (source Dares). Mais depuis le Covid, dans l'univers des services en particulier, le télétravail est la norme, donc, et sa nouvelle frontière s'appelle le management.
Le télé travail, une joie et une souffrance
Selon Deskeo, pendant le confinement, les salariés ont travaillé davantage, pour 59% d’entre eux.Les temps de transports foyer travail ou entre les différents rendez-vous de la journée se sont envolés . La journée s’est réorganisée pour que le salarié à domicile préserve son emploi et donne le change. Selon l'institut CSA, 41% ont eu du mal à déconnecter le soir. Le fear of missing out de l’entreprise et des clients a généré un empilement de réunions. Les managers, de leur côté, ont été déstabilisés, face à un salariat éparpillé, sur lequel ils avaient difficilement prise. Près de la moitié des collaborateurs soit 44 %, sur cette période, présentent anxiété et détresse psychologique. Le confinement, tant dans le secteur privé que public, engendre une surcharge de travail, qui provoque une fatigue mentale. Contrairement à une idée reçue, les personnes confinées en couple (20 %) ou avec un enfant (22 %), vivent une détresse plus importante que les autres. Après une semaine de confinement, toujours selon Deskeo, 76% des télé-travailleurs regrettaient déjà leurs bureaux... 73% ne disposant pas d’un espace réservé pour le home office... L’investissement physique comme psychologique pour préserver le lien familial voire un équilibre personnel ne se mesure pas dans des feuilles Excel.
Jean-Charles Samuelian, qui dirige Alan explique, dans son nouveau livre Healthy Business (voir aussi son interview) : "Le paradoxe du télétravail ? C'est une source d'émancipation personnelle et de performance collective à condition qu'on reconnaisse ses risques sur la santé mentale. Un actif sur cinq présentait déjà des troubles mentaux avant la crise (déséquilibre entre vie personnelle et vie professionnelle, inquiétude face à l'avenir, manque de soutien et de communication au travail). Le télé travail accroit le risque de rupture psychologique".
Pour palier l'isolement des collaborateurs, la solution s'appellerait la vidéo. Dans cette tribune pro domo, Julien Desaicherre, qui dirige Work place chez Facebook argumente :" les salariés qui utilisent la vidéo ressentiraient deux fois moins ce fameux isolement". Ils n'ont plus de bureaux, qu'on leur donne de la vidéo !
Le télé-travail a été une souffrance. Mais aussi, comme dans un film de Truffaut, une joie : à la veille du déconfinement, 62% des actifs interrogés seraient partants pour télétravailler davantage après le déconfinement.
La culture d'entreprise, ciment de l'entreprise hors les murs
Comment maintenir motivés des collaborateurs qui ne se voient plus ? Depuis septembre, beaucoup d'entreprise ont rouvert partiellement, proposant des retours au bureau par roulement, distanciation sociale oblige. Comment maintenir alors une motivation intacte ? C'est avant tout une question de management. D'un côté, la logique de contrôle française, fruit d’une mesure topdown des salariés. De l'autre la silicon Valley, où les chefs sont évalués par leurs subordonnés. La seconde s’oppose à la vision napoléonienne du Chef, mais demande, en revanche, un projet collectif structurant, et un storytelling convainquant. Pour Jean-Charles Samuelian, "La culture est le ciment des différentes briques de cet habitat professionnel commun qu'est l'entreprise". Chez Alan, "Nous avons pu intensifier notre activité, car nous étions déjà organisés pour le télétravail. Nous avons privilégié la culture de l'écrit, supprimé des réunions, permis de travailler de n'importe où. Le télétravail est la partie émergée de l'iceberg. La culture AAlan repose sur l'excellence la liberté et la responsabilisation des collaborateurs."
Certaines entreprises, comme PSA ou ING, voient au delà du Covid. Chez ING, des groupes de travail réfléchissent au nouveau mix remote / travail au bureau, car la banque est persuadée que cette nouvelle organisation perdurera, au delà de la pandémie.
Du côté de PSA, cet article détaille l'extraordinaire mobilisation du groupe automobile autour du sujet, en co construction avec les salariés. En mai et juin derniers, une analyse d'une enquête conduite sur le travail remote et la prise en compte des retours d'expérience ont permis de prendre en compte la spécificité des différents métiers, et les opportunités d'accélération digitale. Peugeot a identifié les besoins de visite au bureau et la complémentarité travail à domicile / bureau. De nouveaux espaces de travail ont été conçus : réunion, création, événements, plus flexibles et collaboratifs. Et de nouveaux services associés. L'étude a porté aussi sur les nouveaux besoins digitaux : renforcement de l'usage de la vidéo, outils de management d'équipe en remote, outil de réservation d'espace au bureau...Les règles de travail au bureau et à domicile ont été revues, ainsi que les modes de management. De la formation a été associée à ces nouveaux modes de travail. L'opération a été menée tambour battant : cet été , les sires de Poissy, Vélizy, Carrières et Sochaux ont implémenté ces nouvelles méthodes.
La fin du bureau ?
Une petite équation logique voudrait que si l'on va 30 % de moins au bureau, on réduise les murs de 30%. Mais la situation est très contrastée. D'un côté, certaines grandes boites envisagent de réunir tous leurs collaborateurs sur une ou deux journées. Impossible alors de prendre plus petit. De l'autre, des sociétés de conseil, des agences, n'ont pas hésité à sacrifier les bureaux, partiellement, ou même, entièrement, "pour préserver l'emploi" explique ce dirigeant de groupe de presse. Et puis, il y a ces sociétés qui paient deux fois. Les GAFAM n'étaient pas forcément adeptes du travail à domicile avant la crise. Mais depuis, forts de leurs suites logicielles, ils ont été ceux qui ont remis le retour au bureau à janvier 2021.Du coup, les salariés de Google, qui ne peuvent se voir dans leurs bureaux, réservent des salles de réunion chez Le Schack. Une certitude : le marché de l'immobilier de bureau va rétrécir fortement, à la fin des baux signés. Et c'est la raison pour laquelle la Société Foncière Lyonnaise a confié une étude à l'IFOP, montrant l'importance des interactions sur le lieu de travaiL Une sorte de réactualisation du discours de Marissa Meyer il y a sept ans chez Yahoo. Pour finir, penchons nous sur le Schack, créé par Emilie Vazquez (en photo de cet article), et qui a ouvert à la veille du confinement. Un espace convivial, près de l'opéra, à Paris, qui pourrait préfigurer le nouveau bureau. Depuis le déconfinement, l'espace, qui compte 150 membres, ne désemplit plus. Emilie Vazquez vient de l'hôtellerie (elle faisait partie du Shadow comex d'Accor) et elle s'est attachée à créer un lieu aussi convivial qu'un hôtel. La promesse de We Work, mais cette fois tenue. "Tous nos clients ont résilié leurs bails pour trouver plus petit chez nous. Nous avons par exemple une société de 15 salariés, qui loue un espace de 15 mètres carrés où ils viennent en rotation à raison de deux personnes par jour, et utilise les salles de réunion pour de plus grands meeting." Une sorte de bureau-hôtel, en kit. Pour ceux qui ont quitté WeWork, "Ce qui les amenés chez nous, c'est la taille humaine, la chaleur. Ici, les entreprises sont dans un environnement où chaque personne est connue et bichonnée. C'est un lieu de vie, une oasis urbaine dans laquelle on a envie de rentrer. Et c'est bienvenu, après une période aussi difficile." Autre phénomène observé par la patronne du Schack, de plus en plus de travailleurs nomades sont installés en province, et viennent au Shack quand ils sont à Paris. Ce type de formule n'est pas réservé aux start up : le Shack accueille par exemple la rédaction de Oui demain et Breitling, qui côtoient les salariés de Google en goguette.
Marie Canzano