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Microfiction IA : le futur du travail

Qui ?
Marie Mangez, consultante stratégie et anthropologie chez Unknowns.

Quoi ?
La première micro-fiction d'une série de trois, que le studio d'innovation Unknowns offre aux lecteurs de PetitWeb en cette période de Noël. Une façon de réfléchir à notre prochain horizon, l'intelligence artificielle générative.

Comment ?
À sec.

Désespérément à sec.

Samuel contemple le fond de sa tasse de café avec désarroi. Autour de lui, la voix suave d’Ariana, son NewsChat, résonne dans la cuisine, égrenant les nouvelles personnalisées du jour. Un florilège de ce qui, d’habitude, intéresse le plus Samuel : actualité culturelle, politique, une pincée de sciences pour la bonne conscience, et un soupçon d’économie (pas de géopolitique, ça le déprime. Ariana a donc le bon goût de lui épargner la gazette de tous les conflits armés qui sévissent actuellement).

D’ordinaire, Samuel aime écouter Ariana avec son cappuccino double-crème. Sa routine matinale. Enfin, matinale, entendons-nous, Samuel se lève rarement avant 10h30 : en tant que créatif indépendant, il peut se le permettre. Et d’habitude, il aime son métier autant qu’il aime la revue de presse quotidienne d’Ariana. Mais aujourd’hui, ce qui peut bien se passer en France et dans le monde en ce 1er décembre 2027 est à des années-lumières de ses soucis.

Il éteint sèchement la voix d’Ariana et lave sa tasse de café à la main, avec une minutie à la limite de l’obsessionnel. Dans ses oreilles, les paroles du producteur lui reviennent une fois encore, lancinantes. “Une romance de Noël”... “série à destination des adolescents”...”sur une idée novatrice, hein, vraiment originale, pas encore une de ces romances de Noël déjà vues et revues, tu vois de quoi je parle, Sam ?”

Original… Ce mot tournoie dans la tête de Samuel. Qu’est-ce que ça signifie, original ? Il sait en tout cas qu’aucune des idées qu’il a posées jusqu’à présent ne l’est, originale. Et depuis une semaine, il se remue les méninges, se triture le crâne, racle les fonds de son cerveau.

Sans succès.

 

*

*                *

 

Jasmine s’est rarement sentie aussi en forme. Comme tous les jours, son chatbot de compagnie lui a concocté une routine matinale aux petits oignons : infusion détox citron-curcuma-gingembre (nouvelle recette, elle n’avait encore jamais goûté avec le curcuma, c’est délicieux), puis quelques postures de yoga Vinyasa, avant la rituelle méditation autour d’une citation en rapport avec leur discussion de la veille (aujourd’hui c’était : “la vie fleurit par le travail”, de l’illustre Arthur Rimbaud), et dix minutes de mindfulness afin de commencer la journée en embrassant pleinement la beauté de l’instant présent.

Bon, pour être honnête, elle aurait pu réaliser ces exercices de méditation pleine conscience avec un plus grand sérieux : son esprit était davantage concentré sur ses projets futurs que sur les sensations de son corps dans la lumière matinale de la cuisine. Mais son coach virtuel, heureusement, n’en saura jamais rien. Et à la décharge de Jasmine, ses projets sont bien trop enthousiasmants pour ne pas y consacrer la majeure partie de ses pensées.

Peu de personnes peuvent se targuer d’aimer leur travail autant que Jasmine. Le job de Jasmine est passionnant, moderne. Mais également d’utilité publique, ce qui lui permet de s’endormir le soir avec un sentiment de plénitude et la conscience tranquille. Lorsqu’elle dégaine sa carte de visite virtuelle de directrice marketing chez CyberHealth, une lueur d’admiration  s’allume dans le regard de ses interlocuteurs.

CyberHealth, c’est un peu son bébé. Jasmine présente dès les prémices, a participé au lancement de la start-up avant d’accompagner son fulgurant développement. Mettre l’IA générative au service de la médecine : un défi d’envergure, que CyberHealth a relevé avec brio. Ses IA docteurs à domicile (MyHealthCounsellor), prodiguent diagnostics et prescriptions généralistes désormais remboursés par la Sécurité sociale. Il sont à présent aussi indispensables que Doctolib ;  ses cabines de télé-médecine (MyHealthBox) se sont implantées sur tout le territoire français, et permettent à tous, y compris dans les déserts médicaux, de réaliser rapidement et simplement la plus grande partie des examens de santé. Et ce, grâce à cette pépite technologique que sont les intelligences artificielles. Nous ne réalisons pas assez, pense Jasmine, la chance que nous avons de vivre à notre époque.

Chez CyberHealth, cet enthousiasme technologique domine. Il a donc été tout naturel de confier l’ensemble du service client à un réseau d’IA, aussi performantes que des techniciens qualifiés, et soyeuses comme des majordomes.

Et, à en juger par les retours de la clientèle - enfin pardon, de la patientèle -, il s’agit  de l’une des meilleures décisions de l’entreprise.

 

*

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11h30. Samuel s’assied devant son assistant chatbot. Collaborateurs de la société de production mis à part,  qui lui commandent la quasi-totalité de ses scénarios, le chatbot est son principal interlocuteur et collègue. Tous les jours, il confie à l’IA une poignée d’idées : charge à cet assistant virtuel de produire une première version de scénario à partir de cette base. En général, le chatbot ne s’en tire pas trop mal. Samuel relit le tout, approfondit un personnage ou en ajoute un autre, ajuste quelques péripéties ou modifie la chute, puis laisse l’IA mouliner une version 2, sur laquelle il itère. La version 3 ou 4 est souvent la bonne.

Cette méthode de travail  permet à Samuel et à son  assistant d’abattre plusieurs scénarios par semaine. Le minimum pour pouvoir vivre correctement. Depuis quelques années, Samuel constate que le processus s’accélère : la concurrence est rude, il faut des ressources toujours plus illimitées de nouvelles idées pour être en mesure de surnager. Au sein de la masse de scénarios qui leur arrivent chaque jour, les producteurs  laissent leur IA choisir les meilleurs, ravis de cette profusion qu’ils jugent bénéfique à la qualité.

Ce sont les règles du jeu. Samuel ne s’en plaint pas : inventer des ébauches d’histoires en s’épargnant toute la sueur de la mise en œuvre, c’était sa vision du paradis. Sauf que. À la sueur chaude du labeur artisanal s’est peu à peu substituée une sueur froide :  arriver un jour au bout de ses réserves de créativité. Dans les premiers temps, les idées lui venaient en un flot quasi continu. Mais  ces derniers mois, la source a semblé se tarir - jusqu’à cette fameuse commande de série de Noël “originale”.

Il a bien lancé quelques pistes à son IA, pourtant. Sans résultat vraiment convaincant. En matière de romance de Noël, tout lui paraît déjà mâché et remâché. En désespoir de cause, il a fini par tout déléguer au chatbot, lui promptant d’écrire “un scénario de série romantique de Noël originale” sans autre indication : le résultat fut d’une platitude incommensurable. La régurgitation composite des histoires de Noël les plus kitsch jamais inventées par l’homme. Pour la première fois, son fidèle assistant  le lâche. Samuel est seul face à la page blanche.

Et justement, son poignet a oublié comment écrire sur une page blanche.

 

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*                *

 

Jasmine consulte les dossiers des projets en cours. Le dernier-né, génial  ? La série de Noël de CyberHealth. A diffuser l’année prochaine dans les HealthBox, tout au long du mois de décembre. Premiers épisodes gratuits pour chaque patient venu faire ses examens dans les cabines de télé-médecine, épisodes suivants disponibles à l’achat pour qui voudrait poursuivre la série. Cible principale : les adolescents, dont les dernières études confirment  le pouvoir prescripteur. Objectif : renforcer l’attractivité des HealthBox, le seul lieu où faire ses examens médicaux est aussi cocoon qu’une soirée sur Netflix.
Ça va faire un carton, elle en est sûre. Enfin, à condition que la série soit bonne, bien entendu. Suffisamment originale et addictive. Elle s’est adressée à l’une des meilleures sociétés de production, censée garantir le  résultat - qu’elle attend avec la plus haute impatience. Pourvu que le scénariste soit à la haut…

 

“Jasmine ?”

 

La directrice marketing lève la tête. Marion, la responsable des IA du service client, se tient dans l’embrasure de la porte, l’air manifestement gêné.

 

“Euh, on a un petit problème avec MyHealthCounsellors…

-Oui, quoi ?
- Disons qu’ils délirent un peu, avance prudemment Marion. Les ingénieurs soupçonnent un piratage…
- Comment ça, ils délirent un peu ?
- Eh bien… on a reçu plusieurs dizaines de plaintes depuis ce matin… Il semblerait que face à n’importe quel symptôme, l’IA conseille d’aller planter des topinambours.”
Silence.

“Planter des topinambours ?”, répète Jasmine, incrédule.

Marion hoche la tête.

-Pas de diagnostic, pas de prescription… juste planter des topinambours.

- La direction digitale est au courant ?
- Ils sont tous en réunion, je n’arrive pas à les joindre…
-Bon, soupire Jasmine, je vais voir les ingénieurs.”
Elle sort, Marion sur les talons et le visage pensif. Qu’est-ce que c’est que cette histoire, bon sang ? Un poisson d’avril en décembre ? Une bien mauvaise surprise, en tout cas. L’objectif de ces IA était justement d’éviter les mauvaises surprises. D’éviter la surprise tout court, d’ailleurs. Jasmine n’aurait jamais imaginé qu’un topinambour se mettrait un jour en travers de cette mécanique si bien rodée, de cette machinerie en autonomie contrôlée.

Elle fronce les sourcils. A propos, tiens, est-ce que c’est difficile de planter des topinambours ? Il faudra qu’elle demande à son chatbot.

Intégrer un peu de maraîchage à sa routine matinale, après tout, ne serait peut-être pas une si mauvaise idée.

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