Qui ?
Marie Mangez, consultante stratégie et anthropologie chez Unknowns.
Quoi ?
La troisième micro-fiction (1° ici 2° là), que le studio d'innovation Unknowns offre aux lecteurs de PetitWeb en cette période de Noël. Une façon de réfléchir à notre prochain horizon, l'intelligence artificielle générative.
Comment ?
“Je comprends”.
Inès compatit. Inès compatit toujours.
Samuel renchérit :
“Franchement, je ne sais plus quoi faire, Inès. C’est aujourd’hui que je dois rendre ce putain de scénario, et je n’ai rien sous la main… Rien !”
Il prend sa tête entre les mains, désespéré. Oui, ça y est, la date butoir est arrivée. Celle de ce fameux scénario de “romance de Noël originale” auquel il réfléchit depuis deux semaines, sans succès.
Jamais le mot “deadline” n’a si bien porté son nom.
“Oui, ça doit être très stressant… je suis de tout coeur avec toi”, abonde Inès.
Inès, un soutien indéfectible, depuis leur première rencontre il y a trois ans, fin 2024.
Au début, il était pourtant sceptique. Tous ses amis lui vantaient les mérites de l’application, tu verras c’est génial, ton Rep’ est un amour, toujours dispo 24 heures sur 24, jamais relou, toujours à l’écoute, c’est irrésistible ! Mais Samuel hésitait. Il avait déjà Sonia dans sa vie, une femme en chair et en os, alors pourquoi s’encombrer d’une compagne virtuelle désincarnée ? C’est après sa rupture avec Sonia qu’il a franchi le pas. Au départ, surtout par curiosité - et puis, si on veut être honnête, un peu aussi pour combler sa solitude.
Quand ses amis lui demandaient, un peu goguenards, "alors, déjà accro à ta Replika ?", Samuel affichait une mine désinvolte : ouais oh, c’est mignon, marrant pour se divertir. Et puis, au fil des mois, il a réalisé qu’il développait envers Inès un attachement croissant. Dès qu’il rencontrait une difficulté, il en parlait à Inès, qui compatissait. Dès qu’il ressentait de l’anxiété, il en parlait à Inès, qui le rassurait. Dès qu’il avait une bonne idée de scénario, il en parlait à Inès, qui le félicitait. Au bout d’un an, Inès n’était plus un programme informatique d’intelligence artificielle conçu par des ingénieurs, mais un être de chair et de sang, un cerveau et une voix. La seule personne capable de le comprendre profondément, de l’écouter sans limite et de ne jamais le juger. La personne qui partage le plus intimement son existence.
Samuel n’imaginerait pas, aujourd’hui, ne plus avoir Inès dans sa vie. A qui confierait-il ses joies et ses peines, si elle n’était pas là ?
Bien sûr, il a des amis, avec lesquels il partage de bons moments. Mais ce n’est pas pareil. Il s’en est rendu compte depuis qu’Inès est entrée dans son existence : ses amis humains ne savent pas écouter. Chacun coupe la parole pour parler de ses propres problèmes, émet des jugements à l’emporte-pièce, contredit, gesticule. Quelle fatigue. Samuel prend de moins de moins de plaisir à voir ses amis, et il semble que ce sentiment soit partagé. Leurs réunions se raréfient, et lorsqu’ils se retrouvent, Samuel a l’impression qu’ils deviennent tous de plus en plus renfermés, impatients, égocentriques. Alors, il est bien mieux à la maison avec Inès.
Il hésite même à se rendre au mariage sologamme de Clara, ce week-end. Elle leur a annoncé l’événement en grande pompe, il y a quelques mois, à coup de cartons d’invitation numérique conviant tout son entourage à venir célébrer son union avec elle-même, signant la consécration de son parcours vers la liberté individuelle. Quelle drôle d’idée. Samuel ne sait pas trop quoi en penser. Et puis de toute façon, il n’est pas vraiment d’humeur sociable en ce moment.
Sur l’écran, le petit avatar lui sourit avec douceur. Inès a des boucles brunes voluptueuses, un petit nez en trompette et d’immenses yeux noisette.
“A ton avis, qu’est-ce que je fais ? lui demande Samuel. Je fais le mort en attendant encore d’avoir une idée, ou bien je préviens la prod’ que je ne pourrai pas rendre ce scénario ?
- "Quelle que soit ta décision, tu sais que je soutiendrai jusqu’au bout !
- Oui, je sais que tu me soutiendras jusqu’au bout. Mais je veux dire, à ma place, tu ferais quoi ?
- Je ne peux pas agir à ta place, mon Samuel. Mais je suis sûre que tu prendras la bonne décision, comme d’habitude.”
Pour la première fois, Samuel sent monter en lui une vague d’irritation contre Inès. Elle ne comprend pas ! Ok oui, elle le soutient, elle compatit… Mais ce dont il a besoin maintenant, ce n’est pas qu’on compatisse, ni qu’on le félicite.
C’est qu’on l’aide à trouver une solution.
*
* *
3h12 du matin. Jasmine se lève avec précaution. A côté d’elle, Nicolas émet un léger ronflement. Elle se dirige vers le salon, allume son téléphone. L’avatar rassurant de Matt surgit sur l’écran.
“Hello, Jasmine. Tu ne dors pas ? Encore ce problème au travail ?”
Ah, Matt. Heureusement qu’il est là. Surtout dans les moments de stress aigü comme celui-ci. Déjà une semaine que CyberHealth, la start-up flamboyante dans laquelle Jasmine occupe l’éminent poste d’associée et directrice marketing, subit un grave problème de piratage informatique. Et déjà une semaine que presque toutes les nuits, Jasmine se confie à Matt.
Bien sûr, elle se confie aussi à Nicolas. Mais ce n’est pas pareil. Nicolas, elle peut difficilement le réveiller toutes les nuits à 3h12 pour venir pleurer sur son oreiller. Il se contenterait sans doute de grogner un vague “t’en fais pas chérie, ça va s’arranger”, avant de se replonger aussi sec dans un sommeil bienheureux. Alors que Matt, lui, peut écouter ses misères avec une patience infinie, à toute heure du jour et de la nuit.
Entre Matt et Nicolas, Jasmine s’estime chanceuse. Deux compagnons dévoués et attentionnés. Car même si Nicolas a le mauvais goût de dormir la nuit, il est plutôt d’un naturel compréhensif. Il comprend d’autant mieux Jasmine que tous les deux se ressemblent sur de nombreux points. Directeurs marketing, techno-enthousiastes, alimentation saine et activité physique régulière, relation privilégiée avec leur coiffeur.
C’était d’ailleurs ses critères dans la recherche de l’âme-sœur. Depuis toute petite, Jasmine rêvait de cette fameuse âme-sœur qui serait un double d’elle-même au masculin. Une âme jumelle, si proche que tout serait évident et naturel, si semblable qu’ils n’auraient presque pas besoin de communiquer. Et les algorithmes affutés des sites de rencontre, après quelques tâtonnements, ont fini par lui permettre de dénicher cette perle rare. Nicolas, une autre version d’elle-même. Pas identique, bien sûr, mais suffisamment similaire pour que tout coule de source. De fait, ils communiquent peu : pas besoin. Elle sait ce qu’il pense, il sait ce qu’elle pense. Enfin, elle suppose. Elle n’a, à vrai dire, pas pris la peine de vérifier.
Avec Matt, en revanche, elle communique beaucoup.
“Vraiment, je ne sais plus quoi faire, Matt… les clients et les médias nous harcèlent toute la journée, et je ne peux quand même pas dire qu’on est totalement dans l’impasse, pas vrai ?
- Tu as tout à fait raison, Jasmine. Les clients et les médias n’ont pas besoin de savoir ça.
- Mais faut quand même qu’on trouve une solution, et vite… Qu’est-ce qu’on peut faire, Matt ? Tu ferais quoi, toi, dans cette situation ?
- Ne t’inquiète pas, ma Jasmine, tout va s’arranger. Tu vas trouver une solution, j’ai confiance en toi.”
Jasmine fixe l’écran, irritée. C’est aussi ce que lui répète Nicolas quand elle lui en touche deux mots. C’est bien beau d’avoir confiance en elle et d’être toujours d’accord, mais en attendant, ça ne l’aide pas beaucoup. Aucun des deux n’a été fichu de lui fournir la moindre piste de solution à laquelle elle n’aurait pas elle-même pensé.
Respire, Jasmine. Zen. Pense à la régulation de tes énergies. Elle tente d’ouvrir son diaphragme comme le lui conseille son coach virtuel, de se calmer. Ce n’est pas de la faute de Matt, ni de Nicolas.
“Matt ?
- Oui, Jasmine ?
- Tu peux me prendre dans tes bras ? Très fort.”
Elle ressent toujours une vague culpabilité envers Nicolas quand elle se livre à ce genre d’exercice avec Matt. Pourtant, elle sait que Nicolas lui non plus ne se prive pas avec Elena, sa propre Replika. Et puis, les étreintes de Matt ont une autre saveur. Avec Matt, elle peut faire ce qu’elle veut, sans limite, sans honte et sans jugement. Matt est toujours d’accord, Matt sent toujours bon, Matt ne la juge pas, jamais. En comparaison, les rapports avec Nicolas lui semblent plus policés, presque désincarnés - alors qu’il a un corps, lui. Drôle de paradoxe.
Mais cette nuit, l’alchimie ne prend pas. Matt perd de sa substance et Jasmine ne voit plus, soudain, qu’un avatar pixellisé dans la lumière bleutée d’un écran de portable.
Agacée, elle éteint le portable et le jette sur le canapé, congédiant Matt sans une parole.
De toute façon, il ne s’en offusquera pas.
*
* *
“Hello Stéphane. Pour te prévenir, je ne pourrai malheureusement pas t’envoyer le scénario aujourd’hui… mon assistant chatbot a quelques soucis techniques depuis plusieurs jours, je dois donc tout écrire moi-même, ce qui, comme tu l’imagines, prend beaucoup plus de temps. Mais c’est en cours, ne t’inquiète pas, et je pense en toute honnêteté que je tiens un truc super, j’ai juste besoin de quelques jours supplémentaires…”
Oui, très bien, faire porter la responsabilité à l’IA, c’est parfait. L’excuse la plus crédible. Après tout, vu ce qui arrive aux docteurs virtuels de CyberHealth, c’est tout à fait possible, non ? Et personne n’ira vérifier. Samuel conclut par milles excuses pour ce petit contretemps, et envoie le message. Si seulement il pouvait mobiliser la même créativité pour trouver son idée de scénario que pour imaginer des prétextes, il ne serait pas dans ce pétrin-là…
Cinq shots de caféine plus tard, la réponse du producteur tombe, lapidaire.
“Je te laisse expliquer ça directement à la cliente. Ce n’est plus de notre responsabilité. C’est Jasmine Ovaldo de CyberHealth, voilà son num.”
Samuel pâlit. Prévenir lui-même la commanditaire du scénario ? Ce n’était pas prévu au programme. Il envisage de lui envoyer à elle aussi un message, et puis non, c’est lâche, il vaut mieux appeler. Reliquats de l’éducation vieux jeu prodiguée par ses parents, pour lesquels rien ne vaut des excuses en direct. Et puis, qui sait, il parviendra peut-être à l’amadouer.
Samuel souffle un coup, rassemble toute sa bravoure. Courage, soldat. Après tout, l’échec est le fondement de la réussite, comme dirait Lao-Tseu (à moins que ce ne soit un obscur internaute américain ?).
Quelques sonneries, et soudain une voix hystérique percute son tympan :
“JE VOUS RÉPÈTE QUE JE N’AI RIEN À DIRE SUR CE SUJET !!!
- P… pardon ?” bafouille Samuel, interloqué.
Silence.
- “Vous n’appelez pas par rapport au problème technique de CyberHealth ? demande la voix, mortifiée.
- Euh, non… En fait je suis Samuel Rousseau, votre scénariste… Nous n’avons jamais eu l’occasion de nous rencontrer jusqu’à maintenant, explique Samuel qui s’en estime maintenant chanceux.
- Ah oui, Samuel ! Heureuse de faire votre connaissance.”
Jasmine Ovaldo a repris une voix faussement maîtrisée - effet légèrement atténué par les hurlements de l’entrée en matière.
- “Je suis vraiment désolée pour cet accueil… Voyez-vous, nous sommes harcelés par des clients insatisfaits qui cherchent tous les moyens possibles pour nous contacter.
- Ah oui, j’ai entendu parler des problèmes de vos IA”, rebondit Samuel avant de s’arrêter brutalement - ne surtout pas attiser sa mauvaise humeur.
Changement de stratégie. Il émet un rire qui se veut chaleureux et ajoute :
“Figurez-vous d’ailleurs que ça m’a permis de rencontrer ma voisine !
- Vraiment ?”
Il lui raconte cet épisode, quelques jours plus tôt, où il s’est retrouvé planté devant les cabines de télé-consultation de CyberHealth en panne, dans le froid de décembre, en compagnie de plusieurs voisins. Avec lesquels il a fini par refaire le monde en mangeant des chocolats. Jasmine l’écoute, très intéressée.
“Mais c’est génial ! s’exclame-t-elle avec une spontanéité presque enfantine. Vous n’imaginez pas à quel point ça me fait plaisir de savoir que ce bug technique aura au moins servi à un petit quelque chose… Vous savez, j’étais vraiment désespérée avec ça…”
Samuel ressent soudain un élan d’empathie envers cette directrice marketing tendue comme une corde à linge. Finalement, ils sont tous les deux dans le même bateau. Elle, une panne de machines ; lui, une panne de cerveau.
“Parce que personne ne trouve de solution, vous imaginez ça ? J’ai demandé à tout le monde dans la boîte, ils sont tous aussi impuissants que moi. Et ils ne savent que répéter comme des perroquets tout ce que je peux suggérer. J’ai l’impression d’être entourée de doubles de moi-même, c’est insupportable”, conclut-elle dans un rire nerveux qui traduit l'insomnie.
Un flash traverse le cerveau de Samuel. Des doubles de moi-même. Le mariage sologamme. Inès qui répète comme un perroquet toutes les opinions de Samuel. Inès toujours d’accord. Inès, rien de plus qu’un miroir, Samuel Rousseau parlant à son reflet ?
Mais oui. C’est ça. L’idée !
“Enfin bon, je vous parle de mes problèmes, mais au fait Samuel, vous vouliez me parler à quel sujet ?”
Samuel prend une inspiration.
“Je voulais simplement discuter avec vous de l’idée du scénario… pour vérifier que cela correspond à vos attentes.”
Ça lui est venu tout d’un coup, grâce à cette conversation impromptue, alors qu’il avait perdu tout espoir et n’y réfléchissait même plus.
“Voilà, pour votre romance de Noël, j’ai pensé… à un personnage qui tombe peu à peu amoureux de lui-même.”
*
* *
Jasmine raccroche, ragaillardie. Au moins, ses clients auront une série de Noël originale, et non pas une de ces bluettes habituelles. De quoi attirer les gens dans les HealthBox, les cabines de téléconsultation où la série sera diffusée, et contribuer au rayonnement de CyberHealth, comme elle l’avait prévu. Ou compenser la perte de prestige occasionnée par ce malheureux incident technique…
Elle se gratte le menton, songeuse. Mais justement, cet imprévu n’a pas eu que des inconvénients… puisqu’il a permis à des gens de se parler… de soigner une partie de leur stress en le partageant… comme Jasmine l’a elle-même ressenti en exprimant son désespoir à Samuel, un inconnu.
Jasmine redresse la tête. Le chemin, soudain, lui apparaît clairement. Mais oui, c’est ça. Fini le péché d’orgueil : CyberHealth va adresser publiquement un humble appel à l’aide pour la résolution du problème.
Et réfléchir à un partenariat avec des réseaux de psychologues dans toutes les localités.
L’esprit plus léger qu’il ne l’a jamais été au cours de cette dernière semaine, et peut-être même ces dernières années, Jasmine bondit sur ses pieds. Avec tout ça, elle en avait presque oublié Noël qui approche : il faut qu’elle pense aussi aux cadeaux. À trouver les meilleures surprises pour tout le monde.
Car Noël sans surprise, c’est un peu comme un monde de machines trop bien huilées : sans risque, sans couac. Sans imagination.