Newsletter du Lundi
11/12/23

Paru dans la newsletter du

Microfiction IA : le futur de la santé

Qui ?
Marie Mangez, consultante stratégie et anthropologie chez Unknowns.

Quoi ?
La deuxième micro-fiction d'une série de trois (voir la première sur le travail ici), que le studio d'innovation Unknowns offre aux lecteurs de PetitWeb en cette période de Noël. Une façon de réfléchir à notre prochain horizon, l'intelligence artificielle générative, dans le secteur de la santé.

Comment ?

Quatrième nuit d’insomnie.

Samuel tourne et se retourne dans son lit. Puis finit par se lever, exaspéré. 3h45. La nuit va être longue. Il soupire et se dirige d’un pas las vers le salon. Hélas, il n’y a plus rien à ranger, et dans la cuisine, la vaisselle est déjà faite, le plan de travail brille comme l’écran d’un iPhone neuf. Il bifurque vers la salle de bain et entreprend de récurer les joints avec la vigueur d’un athlète de haut niveau.

Ces activités ingrates le soulagent. Quand son gagne-pain est exclusivement cérébral, il faut bien faire travailler aussi son corps de temps en temps. Être scénariste en 2027, comme Samuel, ça veut dire être un pur esprit, vivant dans un monde de pures idées. Son travail ne consiste même pas à produire matériellement des scénarios : ça, c’est le job de son assistant IA. Non, son boulot à lui, Samuel, est uniquement de produire des idées. Et il n’en produit jamais mieux que lorsque son corps est en mouvement, absorbé dans une tâche routinière.

Enfin, en règle générale. Mais depuis dix jours, il a beau frotter son parquet jusqu’à la tendinite, rien ne vient. Zéro pointé pour cette “romance de Noël originale” qu’on lui a commandée. Et qu’il doit pourtant rendre dans deux jours. Deux jours ! En temps normal, avec son IA, pondre un scénario complet peut ne lui prendre que quelques heures. Mais encore faut-il avoir des idées - ou plutôt L’IDÉE originale, celle qui fera toute la différence. Là est le hic.

Une douleur le plie soudain en deux dans la douche, la main crispée sur l’éponge. Ces fichues brûlures d’estomac. Encore. Plusieurs jours que ça dure, par vagues discontinues. Samuel a pourtant, conformément aux prescriptions de son Health Counsellor virtuel, achevé de supprimer le gluten de son alimentation, et s’est bourré de paracétamol. Mais de toute évidence, ça n’a pas grand effet.

Ces douleurs gastriques commencent à l’inquiéter sérieusement. Et si c’était quelque chose de grave ? Botulisme ? Cancer de l’estomac ? Il pâlit. Consulter une nouvelle fois, vite.

Il se traîne jusqu’à son ordinateur, se connecte à son compte MyCyberHealth. Il doit faire attention : nous ne sommes que le 4 décembre, et il aura déjà épuisé deux consultations sur son quota mensuel de cinq. Au-delà, ce ne sera plus remboursé par la Sécu. Mais bon, il s’agit là d’un cas de force majeure.

“Bonjour, Samuel. Comment puis-je vous aider ?”

La formule rituelle, immuable, du chatbot le rassure. Il faut avouer que ce système a bien des avantages. 4h15 du matin, et il peut accéder à domicile, sans attendre, à un conseil médical personnalisé. Dans le coin perdu où Samuel habite (la nature, le calme, les vaches), trouver un médecin a longtemps relevé de la gageure. Plus maintenant.

Il décrit minutieusement ses symptômes au Health Counsellor. L’IA a gardé en mémoire ses prescriptions d’il y a deux jours ; elle devrait donc lui proposer une nouvelle alternative, ou peut-être lui caler un rendez-vous chez un spécialiste ou à l’hôpital.

“Merci, Samuel. Je comprends. Avez-vous essayé de planter des topinambours ?”

Hein ? Samuel fixe l’écran, perplexe.

“Euh, quel rapport entre les topinambours et mon estomac ?

- Merveilleuse idée. Le fox-trot est excellent pour la régénération de l’épiderme. Au plaisir de vous revoir bientôt !“
Sur ce, le chatbot prend congé. La notification lui parvient illico depuis son espace MyCyberHealth, “nouvelle ordonnance disponible” ; il l’ouvre machinalement. Sur le document dûment estampillé, l’IA a inscrit :

“Fox-trot

Topinambours

3 doses/j”

Samuel cligne des yeux. Mais qu’est-ce que c’était que cette consultation ? Ce cyber conseiller a fumé la moquette, c’est pas possible.

En attendant, son estomac continue ses loopings, sans répit.

 

*

*                *

 

Jasmine est à bout de nerfs. Son extracteur de jus est cassé, elle a raté son infusion matinale safran-hibiscus et son brushing est aplati, mais ce ne sont que les cadets de ses soucis. En voyant Marion, la responsable du service client, franchir une nouvelle fois la porte de son bureau, l’air paniqué, une vision furtive traverse l’esprit de Jasmine : le calme, la nature, des vaches. La paix. Quitter l’enfer dans lequel elle vit depuis trois jours.

Pourtant, trois jours plus tôt, Jasmine aurait bien été la dernière personne à déserter son entreprise. Son bébé, sa fierté : CyberHealth. Mais depuis, CyberHealth a basculé dans le chaos.

“Jasmine, on a un problème… Il y a des gens devant la porte, des clients, tout un groupe, ils demandent à parler à un responsable !”

Jasmine se masse les tempes, détend son diaphragme, comme le lui a conseillé son chatbot de compagnie (qui, lui,  fonctionne, Dieu merci), s’efforçant de ne pas céder elle aussi à la panique.

“Ok. N’ouvre à personne. Je prépare un communiqué.”

Oui, un communiqué, c’est ce qu’il y a de mieux. Surtout pas de contact direct.

Depuis trois jours, outre les avis furieux laissés sur le web et les appels courroucés des clients qui ont fini par dénicher leurs coordonnées, l’entreprise a été sollicitée par toute une colonie d'influenceurs médias cherchant à tirer l’affaire au clair. "Alors, il paraît que vos docteurs IA sont devenus obsédés par les topinambours ? Que plus personne n’arrive à se faire prescrire autre chose que de teindre son chat en rose ou de préparer un flan aux carottes ? Ce bug massif déstabilise l’ensemble du système de santé, quels sont vos commentaires là-dessus ? Sur X, Tiktok et YNet, on murmure qu’il s’agirait d’un hacking de haut vol, est-ce que vous confirmez ?" Ces charognards. Jasmine refuse de leur livrer la moindre information - en effet, CyberHealth est bel et bien dans la mouise.

Elle ouvre son assistant rédactionnel, soigne son prompt. Sent son cœur battre durant les deux secondes d’attente du résultat. Et si cette IA-là, elle aussi, s’était mise à partir en vrille ? Si on ne pouvait plus se fier à quoi que ce soit, si on devait retourner à l’âge de pierre, tout faire soi-même, sans aide, sans assistant ? Cette perspective la glace.

Heureusement, le communiqué rédigé par l’IA s’avère lisse et parfait, sans mauvaise surprise - sans surprise tout court. Les plus sincères excuses de toute la famille CyberHealth à leurs chers patients. La résolution du problème technique est en cours, l’équipe y travaille activement. Nous vous remercions chaleureusement pour votre patience.

En réalité, depuis trois jours, ils n’ont pas avancé d’un iota sur la résolution du problème. Mais personne n’a besoin de le savoir. Les ingénieurs sont démunis, le responsable du service technique, parti en vacances - trois semaines dans une ferme en permaculture au fin fond du Beaujolais. Il est bien sûr injoignable, conformément au droit à la déconnexion et à la qualité de vie au travail prônées par CyberHealth sur les réseaux sociaux. Quant aux associés de Jasmine, ils la laissent seule face à la colère du peuple. Elle, la directrice marketing et porte-parole officielle de la start-up.

Elle publie derechef le communiqué sur tous les réseaux et gobe trois Euphytose, les mains encore moites. S’ils ne trouvent pas rapidement une solution, l’homéopathie ne suffira bientôt plus, il va falloir qu’elle se fasse prescrire des anxiolytiques. Prescrire des… attendez… comment se faire prescrire quoi que ce soit, si les IA médicales sont hors service ?

Jasmine se fige devant l’ampleur du désastre. Réalisant soudain, avec acuité, ce à quoi sont confrontés ses clients. Le revers du succès : le développement fulgurant de CyberHealth lui a offert le quasi-monopole de la médecine générale. L’efficacité avérée des Health Counsellors, confirmée par diverses études, a permis à l’Etat de diminuer le quota de médecins généralistes ; ceux-ci sont, pour l’essentiel, devenus des gériatres, ne prenant plus soin que des patients les plus âgés, rétifs au numérique. De toute évidence, ces rares cabinets restants ne peuvent absorber la masse colossale de malades impatients, désormais habitués à leur docteur virtuel disponible sur demande.

D’une main tremblante, Jasmine repose le flacon d’homéopathie et, d’une voix qui se veut ferme, commande à son assistant vocal un paquet de cigarettes.

 

*

*                *

 

8h. Grognant et se tenant le ventre à deux mains, Samuel se traîne, dans le froid de décembre, jusqu’au centre du village. À côté du locker Amazon, la forme blanche et épurée de la HealthBox se dresse, rassurante.

Il n’allait tout de même pas s’arrêter aux élucubrations du cyber docteur défaillant. Même si, en l’absence d’ordonnance, ces examens ne seront pas remboursés, Samuel tient à faire quelques prises de sang. Histoire de vérifier que tout est ok. D’ici là, avec un peu de chance, myCyberCounsellor se sera rétabli pour pouvoir analyser les résultats.

Au moins, pas besoin de prendre la voiture pour aller camper aux urgences. Fini les généralistes saturés,  les files d’attente interminables au laboratoire d’analyse. Les petites cabines blanches de télé-examens se sont installées dans tous les lieux de plus d’une centaine d’habitants.

Sauf que. Devant ladite cabine, un attroupement s’est déjà formé. Samuel distingue quelques bribes de discussion : quand même incroyable… part en cacahuète, moi je vous le dis… et qu’est-ce qu’on va faire maintenant ?... trois jours que j’attends, TROIS JOURS !

“Qu’est-ce qui se passe ?” s’enquit-il timidement.

Un homme se tourne vers lui.

“Ça ne marche pas, voilà ce qui se passe ! Comme les autres, les counsellors !

Quand on rentre dans la cabine, la voix nous dit bonjour, et ensuite…
Ensuite, elle refuse notre ordonnance en disant que ça manque de topinambours…
Ou bien elle nous propose de passer l’examen du barreau… et conclut en nous souhaitant joyeux Noël et bon anniversaire.
Bref, elle délire totalement”, résume une quinquagénaire dodue en doudoune verte.
Samuel croit reconnaître une de ses voisines, à laquelle il n’avait jamais adressé la parole.

“Ah… ça, c’est très embêtant… parce que j’ai un mal de ventre horrible depuis trois jours, enfin il faut vraiment que…

Et moi donc ! Une infection cutanée qui empire de jour en jour, c’est pas possible, et puis avec les problèmes que je me traîne au boulot…
Un mal de ventre comment ? demande la voisine, compatissante. Moi j’ai eu des brûlures d’estomac très fortes pendant une période, c’était épouvantable. Mon counsellor m’a prescrit tout un tas de médicaments, et vous savez quoi ? Quand j’ai changé de travail, c’est rentré dans l’ordre. D’un coup. Incroyable, hein ? En fait, c’était juste le stress. Mon petit monsieur, ajoute-t-elle en direction de Samuel, vous devriez peut-être vous reposer, parler à quelqu’un et manger du chocolat. Si jamais votre truc, c’est psychosomatique.
Tenez, du chocolat j’en ai, tout un stock pour Noël !” intervient en riant une femme plus jeune accompagnée d’un bébé joufflu, avant de faire la distribution de papillottes.
Les membres du petit groupe prennent leur chocolat avec gratitude, continuent à râler avec ardeur contre les hallucinations de la machine et reprennent lentement le chemin de leur vie quotidienne.

Samuel, le palais réchauffé par la papillote, remarque soudain qu’à râler en coeur avec ses voisins, il en avait presque oublié son problème de scénario… et ses brûlures d’estomac.

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