Qui ?
Gilles Moyse, fondateur de Recital et chercheur spécialisé dans le traitement automatisé du langage.
Quoi ?
Une interview sans concession, aperçu de son intervention lors des Napoléons à Val d'Isère, qui auront lieu du 10 au 13 janvier 2018, sur le thème de la peur.
Comment ?
- Avec Recital, vous menez différents projets de recherche autour de l'intelligence artificielle appliquée au traitement du langage : où en est l'IA aujourd'hui ? Quelle est la part de fantasme et de réalité ?
Nous sommes en pleine bulle de l'IA, avec énormément de fantasmes qui l'alimentent... mais comme toute bulle, elle a vocation à éclater. Quand ? Sûrement bientôt. On observe un rapport valeur réelle / valeur fantasmée absolument disproportionné. Des investisseurs sont prêts à mettre des millions sur des choses qui n'existent pas et n'existeront pas. Dans la presse et les conférences, de très nombreux speakers nous font rêver, ou peur, sur des perspectives qui n'arriveront pas ou dans très longtemps… Mais il ne faut pas tout jeter : oui, on peut quand même faire beaucoup de choses en Intelligence Artificielle.
- Qu'est-ce qui fonctionne, alors ?
Repérer des mots clés, répondre à des questions simples, reconnaître un chien, un chat ou une montagne dans une image, parler à son téléphone, qui convertit ça en phrase,... mais ça reste basique. Aujourd'hui, il n'est pas possible de discuter avec une machine de façon naturelle. Les chatbots restent très embryonnaires. On ne peut pas sortir de ce pour quoi la machine a été programmée, elle est incapable d'improviser. Une machine qui reconnait un chien d'un chat est incapable de comprendre un e-mail, et vice versa. Ce sont des petits robots ultra-spécialisés, destinés à réaliser des tâches très spécifiques.
- Qui a intérêt à entretenir une telle "bulle de l'IA" ?
Beaucoup de nouveaux gourous, ceux qui maîtrisent la donnée : les GAFA, les promoteurs de la singularité... ce sont les nouveaux magiciens, ils agitent beaucoup de fumée et sont contents de faire la pluie et le beau temps dans ce domaine. Ils jouent à nous faire peur. Par exemple lorsque les médias nous rapportent que Facebook a dû désactiver "en urgence" des IA qui avaient créé leur propre langage. Pour quelqu'un qui connait le sujet, ça n'a pas de sens. Et en même temps, ils sèment l'espoir, comme quand ils nous prédisent que l'IA pourra mieux prédire les cancers qu'un radiologue expérimenté. Ce sont les nouveaux prêtres, qui peuvent à la fois faire peur et rassurer. Mais ce n'est ni plus ni moins qu'une stratégie commerciale.
- Une "stratégie commerciale" ? Comment ça ?
Tout le monde a envie de travailler pour eux, de consommer leurs services, de leur confier ses données... C'est une stratégie commerciale et RH. Les GAFA font rêver. Ils promettent aux chercheurs la baie de San Francisco, des salaires à 6 chiffres, les meilleurs jeux de données, l'émulation des plus brillants cerveaux du monde.
Résultat : nous avons déjà perdu la maîtrise de technologies qui sont absolument stratégiques. L'IA, c'est comme le nucléaire à la sortie de la Seconde Guerre Mondiale. Nous sommes en dépendance totale, et on commence à le comprendre. Fin octobre, des journalistes se sont rendus compte que Google leur avait interdit l'accès à certains de leurs Google Doc. Quand les GAFA coupent quelque chose, on ne peut plus travailler. Et ça nous rappelle, au cas où on l'aurait oublié, que Google regarde tout le contenu de ce qui passe sur leurs serveurs. Heureusement, en Europe, il y a un début de prise de conscience, notamment illustrée par l'entrée en application de la GDPR en mai prochain.
- Quels en sont les risques ?
Ma plus grande peur, c'est la question de la souveraineté. Nous leur confions toutes nos données personnelles. Le jour où il y aura pire que Trump à la tête des Etats-Unis, un vrai régime dictatorial, nous nous mettrons vraiment en danger. Si quelqu'un décide de faire un mauvais usage de tout ce que l'on a donné comme informations personnelles depuis 20 ans, cela peut devenir catastrophique.
Sans compter que nous vivons tous les jours l'asservissement à ces services : combien de fois dans une journée vérifions-nous nos e-mails sur Gmail, postons-nous sur Facebook ou utilisons-nous Google Maps ? A un niveau personnel, mais aussi professionnel, tout le monde dépend des pages Facebook et des rankings de Google. Si on entrait en conflit avec les Etats-Unis, ils n'auraient pas à envoyer un seul soldat : ils auraient juste à éteindre Google, le GPS, les services internet...
- Quelles solutions voyez-vous ?
Il faut se mettre en ordre de bataille : ce n'est jamais perdu. Il y a des choses à faire, des millions d'emplois à créer et toute une société à réinventer. N'ayons pas peur d'une IA qui va nous remplacer, embrassons le sujet à bras le corps. Une priorité est d'enrayer la fuite des cerveaux : à Jussieu, les doctorants n'ont pas le temps de déposer leur manuscrit qu'ils ont déjà des offres chez Google et Facebook. Il est difficile de les retenir. Il faut que l'Europe redevienne sexy pour ces chercheurs, c'est un travail de communication. Il y a un milliard de choses à faire, donc on arrête d'avoir peur et on y va !
Propos recueillis par Benoit Zante