Qui ?
Fred Josue, EVP Innovation – Directeur de 18havas.io et membre du jury des Innovations Lions aux Cannes Lions 2018.
Quoi ?
L'expérience toute fraiche de juré aux Cannes Lions dans la catégorie Innovation, présidée par Tor Myhren, VP Marketing Communication d'Apple.
Comment ?
- Qui était candidat dans cette catégorie ?
Nous avions 200 cas, qui étaient à 90 % des causes, des projets se proposant de résoudre un problème de la planète, maladie, handicap, violence, pollution, raréfaction des ressources... Ces dossiers étaient soumis par des agences, qui ont aidé ces entreprises dans le sourcing, l'idéation, le POC, le Design d’Expérience et d’Interface (UX-UI), ou soumis par les plateformes type GAFA/BATX, mais aussi par de simples start-up. La matière nous a d'ailleurs posé "problème", car à un moment donné, nous n'avions en finale plus que des projets concernant des personnes aveugles. Cette propension à avoir des sujets centrés sur l'humain se comprend : nous sommes passés d'un design des économies centré sur les entreprises, les marques et les produits, à un monde centré sur les gens. Grâce à la technologie, il est possible de collecter de plus en plus de données, au plus près des comportements. Elles permettent de comprendre plus finement les problèmes de l'humanité et les "pain points" des individus. Depuis 2011, une partie des technologies est progressivement passée du BtoB au BtoC, via la miniaturisation, le franchissement d’un palier de maturité, et une convergence de ces technologies. Ces technologies qui permettent de collecter des données, et de l’autre côté du spectre, elles permettent également de répondre aux problèmes des gens.
Les grands acteurs comme Google ou Facebook ont toujours eu une stratégie centrée sur l'individu qu’ils appellent "price the consumer". Ils investissent depuis quelques années les smart city pour se rapprocher du quotidien, comprendre la vie des gens. Grâce notamment à l’ensemble de leurs plateformes, dont l'Internet des Objets, ils collectent un maximum de données et peuvent identifier avec une acuité inégalée les besoins des êtres humains : les mamans n'arrivent pas à caler un rendez-vous chez le médecin ? On crée une plateforme pour cela : « doctolib ». On est bien dans une logique « consumer centric » et non pas centrée sur le produit.
Finis les questionnaires... on collecte et constate les comportements en temps réel et au plus près de l’expérience des utilisateurs. Les marques doivent alors apprendre à vendre leurs produits sur ce genre de plateformes, centrées sur sur les besoins des humains. On pivote le focus, de l’interne, du produit, de la marque, vers le consommateur, que l’on apprend à mieux connaître. Les entreprises passent progressivement d’une valeur d’image à une valeur d’usage. Elles rendent service et construisent leur business et leur offre sur cette base. C'est notamment pour cela que le CEO du fonds d'investissement Blackrock a décidé de ne plus investir dans des sociétés désintéressées ou qui de façon plus triviale ne font pas le bien. Reste à définir le bien...
- Comment avez-vous travaillé ? Difficile de choisir entre viol, les sourds-muets et le SLA ?
Effectivement, il fallait évacuer l'aspect émotionnel, ce qui était délicat, puisque ce sont les porteurs de projet qui pitchaient. Il fallait identifier la solution la plus simple possible, apportée à un problème fort, solution qui pouvait ensuite s'appliquer à grande échelle. Ne pas être une innovation verticale, mais s'insérer dans un écosystème. Par exemple, cette tablette, un type de kindle, Dot by Dot qui permet de lire des livres et contenus en braille, et qui progressivement s'étend aux gares et aux aéroports pour interagir avec les informations proposées. A l’opposé, une technologie d’intelligence artificielle pour personnes aveugles, proposée par un grand acteur de la technologie, était totalement fermée et non écosystémique. Elle ne s’interfaçait ni avec Plan de Apple ou Google Maps... Impardonnable : le marketing doit intégrer la ville.
Nous avons fait beaucoup d'enquête, pour vérifier les informations données par les agences. Pour le Grand Prix, par exemple, qui permet d'avoir accès à Internet, avec un simple portable, au fin fond de la jungle colombienne, en se connectant à Google Assistant, il fallait s’assurer que Google était au courant, sinon l'innovation courait à sa perte. Et c’est à la dernière minute que Tor a réussi à joindre le Directeur Marketing de Google à Menlo Park... qui a donné son Go. La scalabilité est essentielle, l’innovation doit servir le plus grand nombre. Enfin, chacun a voté avec son cœur. Cela paraît idiot mais les organisateurs cette année ont mis en garde sur le lobbying, les tentatives de corruption de jury, la triche... Et en définitive, ça a pris des heures, 0,20 point de différence, c'était une demi-heure de discussions. Pour les 5 derniers cas, ce furent plus de 5 heures de négociations avec parfois des combats assez marqués, des engueulades, des larmes mais au final beaucoup de sincérité. Pour les dossiers maison, chacun sortait de la salle.
- Comment les marques peuvent-elles faire pour s'insérer dans ce nouveau monde ?
Nous avons justement eu la visite de grands annonceurs, qui ont été très étonnés par le nombre important de dossiers de cause que nous avions. Difficile pour beaucoup d’entre elles d'imaginer un monde où leurs marques s'insèrent dans des plateformes de services centrées sur l'individu et non sur elles.
Pour y arriver, elles doivent privilégier des approches ouvertes et écosystémiques, intégrant la ville. Avec la connexion, mobile, tablette, IoT et demain l’AR/VR les individus et consommateurs sont insérés dans un monde organique. Celui-ci est constitué d’une infinité de liens numériques entre des expériences de services, de consommation de produit (retail physique ou e-commerce) ou de contenus... L'ensemble étant à son tour inter connecté. Vous regardez des photos sur Instagram au cœur desquelles un produit vous intéresse et vous l’achetez, soit directement sur la plateforme qui intègre du e-commerce, soit en magasin en passant préalablement par l’application Google Map qui vous guide dans la ville. Une fois dans le lieu de vente, vous trouvez le produit un peu cher et vous arbitrez avec d’autres magasins sur Google Shopping. Vous optez finalement pour un achat en ligne car il est associé à une promotion de type bundle marketing. Mais alors que vous sortez du lieu, vous êtes géo-localisé, le magasin note en effet que vous partez votre panier vide et pousse finalement sur votre Apple Watch une promotion qui l’emporte sur votre décision d’acheter ailleurs... Satisfait, sur Google Map, vous laissez un commentaire relatant votre expérience dans ce magasin avec la fonctionnalité City Guides. Cette dernière vous pousse alors en guise de remerciement sur votre mobile une promotion dans le Starbuck juste en face. On passe ainsi du numérique au monde physique, d’expériences en contenu, le tout optimisé et fluidifié par la donnée et les média numériques… le risque pour les marques serait de ne pas accompagner cette expérience fluide et systémique. Elles doivent développer des systèmes de narration qui épousent le maillage de la ville. Une ville augmentée par la technologie et la donnée.
Propos recueillis par Geneviève Petit