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SNCF Connect : le problème, c’est la gouvernance, pas le design

Qui ?
Guewen Loussouarn, Dg Haigo (studio de transformation par le design, groupe Sid Lee).

Quoi ?
Une tribune sur le lancement catastrophique de SNCF Connect, et ce qu'elle nous apprend sur les méthodes managériales de la SNCF.

Comment ?
D'abord, les chiffres. Depuis le lancement, la note moyenne est de 1,9 sur un mois, alors qu’historiquement, elle se situait entre 4,6 et 4,7. En parallèle,  les téléchargements quotidiens de Trainline ont été multipliés par deux depuis le 25 janvier. L’appli est passée de la 250e à la 65e place des applis les plus téléchargées.

Et pourtant : 4 000 utilisateurs impliqués, un pré-lancement en interne et des équipes Agile qui font des mises à jour régulières pour corriger les problèmes remontés. En dépit de cela,  des millions d'utilisateurs perturbés par une expérience innovante et un design audacieux ont souffert  pour accomplir des actions basiques comme trouver un billet ou l'utiliser pour passer un portique de contrôle.
A quoi sert l'agile?

En lisant la longue note de blog de l'équipe SNCF Connect répondant aux nombreuses questions des utilisateurs mécontents, on en viendrait presque à douter : et si l’Agilité et le Design Centré utilisateur, ça ne servait à rien ? En effet, ces méthodes vendues comme les solutions magiques et nécessaires à la transformation digitale des grands groupes n’ont visiblement pas fonctionné pour la SNCF et son application phare.

Regarder la partie visible de l’iceberg et en lister les défauts a déjà été fait est un peu facile (des autopsies minutieuses sont disponibles ici ou encore ).
Aucun doute sur les compétences et le travail acharné produit par des designers, développeurs et spécialistes du digital employés en interne ou en externe par la SNCF. Cette grande organisation, qui vend des billets à distance depuis l’époque du Minitel, a les moyens de ses ambitions pour construire des équipes d’experts.

Ces talents ont du benchmarker comme il se doit. Leur concurrent Trainline, par exemple, qui avait déjà essayé le formulaire minimaliste du temps de Capitaine Train et l’avait rapidement abandonné après plusieurs tests.

Les dernières méthodes ayant prouvé leurs capacités dans d’autres contextes ont visiblement été utilisées, et le travail a été intense, avec une version alpha lancée en juin 2021 auprès de  5 000 personnes, une beta en novembre 2021, et des mises à jour très régulières depuis le lancement.De nombreux tests ont été réalisés, auprès de 4 000 personnes, clients, collaborateurs, agents SNCF et associations d’usagers.

Alors, pourquoi cet échec au démarrage ? Comment des décideurs ont-ils lancé un produit minimum viable qui ne fait pas le minimum ? Risquons cette hypothèse : ces décideurs ont "écouté" les retours utilisateurs. Mais n’ont pas voulu les "entendre", parcequ' ils ne sont probablement  pas utilisateurs eux-mêmes.
Ce ne serait pas le premier gros projet fait dans les règles de l'art à se heurter à des dirigeants qui font passer un agenda et une volonté d’innovation avant la réalisation d'une solution fonctionnelle.

Le cas de figure ? Une personne haut placée et très occupée doit déterminer une action visible, stratégique, pour marquer son année ou son plan quinquennal. On en définit les grands contours, en cherchant un aspect différenciant qui fera bien sur le communiqué de presse.
Pour SNCF Connect, ce sera donc un moteur de recherche simple et hyper intelligent, des possibilités supplémentaires autour de la mobilité (comme louer des trottinettes) et une petite touche verte avec un design sur fond sombre. On indique une date, on la communique, on mobilise les ressources : tout doit être lancé début 2022. On fait régulièrement des points, on nomme des personnes compétentes, et on leur fait confiance.
Les utilisateurs testeurs ne sont pas à l’aise ?
C’est normal, ils ne sont pas prêts à la nouveauté. Et puis ils sont français, bien sûr qu’ils vont râler. Il n’y a qu’à renforcer le service client et mettre un tutoriel au lancement de l’application. Sauf qu’une bonne application, c’est comme une bonne blague : si on a besoin de l’expliquer, c’est qu’elle ne marche pas.
Transformer le décideur en utilisateur 
Les fonctionnalités de base sont passées après celles prévues dans le communiqué de presse ?
Comment les décideurs pourraient-ils le savoir ?  Anne Pruvot (PDG de SNCF Connect) ou Jean-Pierre Farandou (PDG de SNCF) réservent-ils eux-mêmes leurs billets de train ? Dans le monde de la tech, on aime parler de “Dogfooding” : chaque collaborateur, peu importe son niveau doit être utilisateur de son produit ou service. Ça n'empêche pas d’inviter designers et développeurs à faire la démonstration de leurs avancées régulièrement au Comex. Mais dans ce cérémoniel répété, tout fonctionnera à merveille dans des scénarios bien définis, interprétés par des experts dans des conditions optimales.Inviter le décideur à réserver lui-même son prochain Paris Biarritz avec sa carte de fidélité est bien plus puissant. Le voir en peine pour trouver son billet et le scanner à la borne permettra sans doute de calmer les velléités d’innovation à tout crin.

Albert Einstein aurait déclaré que la folie, c'est se comporter de la même manière et s'attendre à un résultat différent.
RATP et Velib avaient montré le chemin à ne pas prendre

La RATP ayant vécu la même histoire avec sa nouvelle application, tout comme Velib lors du grand changement vers Smovengo, on peut se demander comment la SNCF a pu reproduire l’erreur de "changer pour change"r en oubliant les basiques. La fin de la marque Oui SNCF entraînait une mise à jour au moins graphique de l’ancienne application. La stratégie d’être un acteur global de la mobilité demandait la connexion aux services de la RATP ou de location de trottinettes. Un enthousiasme débordant pour l’intelligence artificielle et le traitement du langage naturel pouvait justifier un moteur de recherche ambitieux dans son minimalisme. Mais ces sujets ont écrasé le reste, jusqu’à l’essence même du métier de la SNCF : permettre à tout le monde d’acheter et utiliser un billet de train.

Souhaitons bon courage à celles et ceux qui vont travailler d'arrache-pied pour sortir une vraie version fonctionnelle du service, en subissant la pression d'une industrie d’experts du numérique critiques, de millions d'utilisateurs mécontents et des dirigeants obligés de se justifier sur RTL.

Espérons surtout que les responsables de ce lancement raté leur laisseront le temps de bien faire, et que cette fois, en plus d’écouter les utilisateurs, ils les entendront.

Guewen Loussouarn

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