Qui ?
Nicolas Colin, ancien inspecteur des finances passé par l'ENA, Sciences Po et Telecom Bretagne, entrepreneur, auteur d'un rapport sur la fiscalité du numérique, aujourd'hui associé fondateur de TheFamily et membre de la CNIL.
Quoi ?
Une interview sur l'entrepreneuriat en France et la transformation numérique des entreprises, notamment dans le luxe, alors que TheFamily vient d'annoncer une levée de fonds de 1 million d'euros pour financer son accélérateur, installé dans 1 200 m2 en plein Paris.
Comment ?
- En janvier 2013, vous avez remis au gouvernement un rapport sur la fiscalité du numérique, qui proposait notamment une taxe sur les données personnelles. Quelles en ont été les suites ?
Le rapport a nourri un débat au long de l'année 2013, au sein du gouvernement, du Parlement et dans les médias. Aujourd'hui la balle est dans le camp de l'OCDE, qui a mis en place une taskforce sur le sujet. Pour l'instant, ce travail sur la fiscalité du numérique n'a eu lieu qu'en France. Mais les entreprises du numérique ont des activités dans plusieurs pays, il s'agit d'un enjeu transnational. On ne peut pas faire grand chose si on ne se met pas d'accord entre pays : sur les questions de TVA au sein des pays membres de l'Union Européenne, et sur la fiscalité dans son ensemble à l'OCDE.
- Depuis un peu plus d'un an, vous êtes à l'origine de l'accélérateur de startups TheFamily, avec vos deux associés Oussama Amar et Alice Zagury. Aujourd'hui, TheFamily, qu'est-ce que c'est ?
The Family est ma troisième expérience entreprenariale après 1x1connect et Stand Alone Media. J'ai d'ailleurs rencontré Oussama Amar de cette façon. Lui avait rencontré Alice Zagury au Camping, qu'elle avait fondé et dont il était l'un des mentors. Nous nous sommes associés tous les trois pour fonder TheFamily, que l'on définit comme une société d'investissement prenant des participations en amorçage dans des entreprises en quête de leur modèle d'affaire. Autour de ce cœur de métier d'investisseur, nous développons un ensemble d'activités en synergie : de l'événementiel, avec des ateliers, des conférences ou des meet-up et une activité d'expertise, pour accompagner la transition numérique des acteurs de l'économie, filière par filière. Tout cela irrigue notre stratégie d'investissement, notre communication et notre culture d'entreprise.
- Combien de startups composent le portefeuille de TheFamily à l'heure actuelle ?
Nous parlons de "fellowship" : 120 startups sont aujourd'hui membres de TheFamily. Nous les accompagnons avec un business model classique d'accélérateur : nous apportons un ensemble de services, de l'éducation et des infrastructures pour que les entrepreneurs puissent se concentrer sur leurs produits. Nous les accompagnons aussi dans la phase de levée de fonds, grâce aux relations que nous avons nouées avec les fonds d'investissement. En échange, nous prenons une petite partie de leur capital. Notre ambition est d'avoir les plus belles entreprises de la place, mais notre portefeuille reste confidentiel. Nous préférons communiquer sur le sujet quand l'une de nos startups lève des fonds.
- Quid des grands groupes, qui sont eux aussi intéressé par le monde des startups ? Leur proposez-vous aussi des services ?
Depuis la création de TheFamily, c'est une question très délicate. On réfléchit à ce qu'on peut faire ensemble. Une certitude : nous ne faisons pas de conseil, ce n'est pas compatible avec les fondamentaux de notre modèle. Mais nous avons plusieurs événements à destination des entreprises, comme "Les barbares attaquent", autour de la transformation numérique d'une filière ou des événements plus larges, comme "Hackers On The Runway", en juin prochain, sur le monde du luxe. Nous réfléchissons aussi à un événement sur la santé pour la fin de l'année.
- Pourquoi commencer par le monde du luxe, si éloigné de celui des startups ?
C'est à Paris que sont installés les plus grandes maisons de luxe, les créateurs,... Mais si Paris veut rester la capitale mondiale du luxe, il faut aussi qu'elle soit la capitale de l'innovation dans le luxe. Il ne faut surtout pas prendre le risque que cette position soit prise par de nouveaux entrants et que le centre de gravité du secteur se déplace, parce que le luxe, c'est énormément d'emplois, un rayonnement international et un poids très important à l'export.
- Quels ont été les premiers retours des acteurs du secteur ?
La première réaction des gens du luxe, c'est de dire qu'ils sont déjà dans le numérique. En fait, ils restent la plupart du temps à la préhistoire de la transition numérique. Ils ont un site, une page Facebook, des contenus et parfois même du e-commerce : ils pensent avoir fait l'essentiel du chemin. Mais ce n'est que le début. La transition numérique impacte tous les maillons de la chaîne de valeur, de la distribution à la communication en passant par la création et la fabrication. Soit la filière apprend à utiliser le numérique avant de se faire disrupter, soit elle se fait balayer du jour au lendemain par de nouveaux entrants qui captent toute la valeur. C'est ce qui est arrivé dans la presse et la musique, deux filières qui ont résisté très longtemps aux évolutions de leur secteur. On pouvait pardonner aux décideurs de ces filières, les premières touchées, sauf qu'aujourd'hui, on a quinze ans d'expérience, dans la presse, le voyage, la publicité... Il faut réagir avant, pour pouvoir préempter des positions. Le luxe a encore toutes les cartes en main, il faut maintenant accélérer le passage à l'action.
- Quels sont les meilleurs exemples de disruption dans le monde du luxe ?
L'une des difficultés quand on prêche la bonne parole, c'est que les exemples sont difficiles à donner avant que la messe ne soit dite. Mais Apple est un bon exemple : depuis une bonne dizaine d'années, c'est une marque qui a exécuté en tous points une stratégie caractéristique du luxe. Un créateur visionnaire starifié, positionné sur une niche où les clients sont subjugués par la qualité des produits et ont le souci de se distinguer : ils sont même prêts à payer un premium pour cela. La marque a réussi à défendre ses prix relativement élevés par une stratégie de distribution exclusive et une intégration verticale. L'exemple d'Apple montre que les stratégies de marketing et de distribution des marques de luxe sont parfaitement maîtrisées par les acteurs du numérique et seront reproduits par d'autres. Tesla, dans l'automobile est à son tour en train de le prouver.
- Quels sont donc les plus grands dangers pour les marques ?
Les grandes entreprises de l'économie numérique vont progressivement se familiariser avec les leviers et ressors du monde du luxe. Tout cela va inspirer de nouveaux entrepreneurs, qui créeront ou reprendront des marques de luxe. Ils vont le faire d'autant plus facilement que jusqu'ici, l'excellence de l'expérience client restait un privilège, alors qu'avec le numérique, il est possible de personnaliser l'expérience même à très grande échelle. Les gens s'habituent à être bien traités, comme des clients du luxe, même sur des marchés qui ne sont pas du luxe. Avec cette banalisation de la proposition de valeur du secteur, des questions douloureuses vont se poser sur les prix. L'équilibre est compliqué.
- La France est-elle vraiment la mieux placée pour innover dans le luxe, voire innover en général dans le numérique ?
En réalité, il n'y a pas beaucoup d'exemples en France, car ici, le luxe intimide beaucoup, alors qu'au Japon, au Brésil, en Chine ou aux Etats-Unis, il inspire les entrepreneurs. Jusqu'ici, l'histoire du luxe et du numérique est l'histoire d'un grand malentendu. Les gens du luxe disent qu'ils font du numérique et les gens du numérique veulent entrer dans ce secteur, mais la jonction ne se fait pas. Plus généralement, en France, on a un problème d'ambition des entrepreneurs : ils ne se considèrent pas comme des bâtisseurs d'empire, mais plutôt comme des opportunistes, qui se contentent de chercher à revendre leurs entreprises. LaFourchette aurait pu être le fleuron d'un secteur touristique transformé, mais elle n'est déjà plus française : sa valeur ne sera plus concentrée en France, mais en Irlande, aux Bermudes ou à Singapour... Pourtant la France elle-même est une nation ambitieuse, et à un moment, les intérêts particuliers finiront par rejoindre l'intérêt général. Il n'y a pas de raison que l'industrie numérique mondiale de demain ne soit pas dominée par quelques entreprises Françaises, des entreprises transformées ou de nouveaux acteurs.
Propos recueillis par Benoit Zante