Qui ?
Laurent Habib, président de l'Association des Agences Conseil en Communication (AACC) et fondateur de l'agence Babel.
Quoi ?
Une interview sur les grands enjeux du moment pour les agences, les marques et les entreprises.
Comment ?
- Le marché des agences de publicité et de communication est attaqué de toutes parts (lire notre article)... Qu'est-ce qui différencie aujourd'hui fondamentalement les agences des autres acteurs ?
Avec le digital, les entreprises ont donné une part très importante au conseil en technologie. Elles ont initié leur transformation en faisant appel à des consultants à dominante technologique, des Accenture, Deloitte ou IBM... Ce mouvement s'est traduit par l'apparition des Chief Digital Officers, la mise en place de plateformes digitales de relation client, la montée en puissance des directeurs marketing par rapport aux directeurs de la communication... mais cette tendance, inéluctable, a aussi amené beaucoup d'entreprises à prendre des décisions très proches les unes des autres, au prix d'une perte de singularité de leurs marques. Plus que jamais, les entreprises doivent investir dans l'immatériel pour conserver la prévalence de leurs marques. Notre rôle, en tant qu'agences, est de préserver les marques, dans leur identité et leur singularité, dans le cadre de leur relation avec les consommateurs. Nous ne sommes plus les porte-voix d'un système de production, mais les défenseurs de l'identité des marques, dans un système qui nivelle tout et privilégie la fonctionnalité. Pour les agences, c'est une révolution.
- Comment se traduit cette nouvelle mission des agences ?
Il y a deux exigences, totales, pour notre survie :
- réussir notre mutation vers le conseil stratégique, pour devenir les interlocuteurs des dirigeants sur la gestion de leurs actifs immatériels : la culture, les savoir-faire, le capital humain, et la marque, en tant qu'élément de singularisation de cet ensemble.
- répondre à l'enjeu de la créativité, dans un contexte qui n'a plus rien à voir avec celui du 30 secondes, où nous sommes contraints par des logiques de multi-format, le référencement naturel et les temps d'exposition très courts. Le tout en assurant pour nos clients la constance et la cohérence de l'écriture créative...
Les deux sont totalement indissociables : si un client a payé pour le consulting, il comprendra toute la valeur de ce que l'on crée pour lui. Et sans le conseil, la créativité ne marche pas. Mais face à ce double impératif, le modèle économique des agences est fragile : organiser des équipes de consulting et des équipes créatives, de qualité, qui fonctionnent ensemble, c'est incroyablement complexe.
- Vos clients ont-ils conscience de cette complexité ?
La difficulté de notre position est de devoir réussir à co-produire avec eux une solution équilibrée, entre optimisation immédiate et logique d'investissement à long terme. Mais c'est un discours entendable uniquement au plus haut niveau, sinon on reste cantonnés à une logique d'immédiateté. Si on veut des gros chiffres, des taux de clic, des vues, la réponse sera toujours technologique et privilégiera Google et Facebook. Et leur performance, qu'ils évaluent eux-même, sera toujours la meilleure....
- Dans quelle mesure ces approches de court terme font-elles courir un risque sur les marques ?
Toutes les marques sont poussées de façon un peu indifférente sur le digital, avec peu de singularité... Ce phénomène est d'autant plus inquiétant que les interfaces vocales vont tout bouleverser : ces interfaces vont être orientées et organisées par des logiques de consommation. Quand on va échanger avec Alexa, si vous ne mentionnez pas une marque, soit Amazon va pousser sa propre marque, soit elle va pousser celle avec laquelle il a un deal média. La distribution devient un média et ces interfaces vont créer un système où les marques n'auront plus les clés de la relation avec le consommateur, elles devront céder une partie de leurs revenus aux interfaces... Le modèle de l'hypermarché va s'étendre à tous les segments de l'économie : pour être mis en valeur, il va falloir payer. Et en plus, vous serez concurrencés par la marque propre du distributeur. Pour survivre, les marques doivent donc continuer à préserver leur singularité et leur relation avec les consommateurs : c'est là le rôle de la communication.
- Comment les agences et les annonceurs peuvent-ils inverser la tendance ?
Le digital, c'est la prévalence de la fonctionnalité. La règle, c'est "Winner takes all". Est-ce qu'on a une chance d'être plus fort qu'Amazon, Google, Netflix, Spotify ? Oui, il y aura des choses qui survivront, mais par exception. Il va falloir préserver l'envie, le désir de marques. Car notre économie ne survit que tant que les marques représentent une part suffisamment importante de notre consommation. La production purement fonctionnelle se fera dans des pays à faible coût de masse salariale. Là, ce ne sera pas seulement les métiers de la communication qui vont souffrir, mais aussi ceux de millions d'Européens. Dans une économie de la fonctionnalité, les marques n'ont plus leur place. Donc il nous faut bâtir avec les directeurs de la communication ou du marketing, des barrières, des zones de défense pour préserver notre économie. Toutes les marques doivent réfléchir à la construction d'un écosystème de création de valeur autour de l'usage de leurs produits. Quand vous avez une marque qui arrive à devenir référente sur un sujet, comme un média, vous avez gagné.
- Pour répondre à ces enjeux, comment s'organisent les agences ?
Au sein des membres de l'AACC, on observe une montée en puissance des questions de production, avec les logiques de multiformat et de multimedia. Beaucoup d'acteurs majeurs du secteur sont aussi en train de faire de l'intégration à marche forcée, alors même que leurs organisations ont toujours été adverses à l'intégration... Néanmoins, je regrette le manque de réflexion sur le consulting de la part des grands groupes, alors qu'ils s'orientent plutôt vers un rapprochement avec la technologie. Les communicants ne seront jamais aussi technologues que les technologues eux-mêmes : ils doivent au contraire trouver leur propre langage autour de la technologie.
- Et chez Babel ?
Ma conviction est que l'organisation en métiers est devenue obsolète. La révolution digitale amène tous les métiers à se mélanger en permanence. En un seul week-end, nous avons déplacé 140 personnes sur 180, en les changeant de poste de travail, de manager, de rôle... Après avoir analysé les 800 appels d'offres auxquels nous avons répondu depuis notre création, pour voir les sujets les plus demandés, nous avons supprimé l'organisation en pôle métier de l'agence et construit cinq "clusters", d'une vingtaine de personnes, conçus autour des grands enjeux clients :
- Création et (re)lancement de marque,
- Rayonnement et narrations,
- Réputation et thought leadership,
- Engagement et acquisition,
- Accompagnement de la transformation.
Ces "clusters" s’appuient sur trois éléments clés, transversaux :
- un hub stratégique, un planning stratégique global, réinventé qui accorde une place centrale à l'analyse business et aux plans d'actions
- une création renforcée, avec une quinzaine d'embauches de grands talents en cours
- une "factory", ouverte sur l'extérieur, où tous les savoirs-faire (événement, design, contenus, publicité, digital...) sont réunis.
- Ça fonctionne ? Quelle est la prochaine étape ?
Le premier succès, c'est la satisfaction des salariés. Ils ont retrouvé l'état d'esprit des débuts, celui de la start-up de 2012. Pour le reste, il est encore trop tôt pour juger. Je suis aussi en train de constituer un plan d'acquisition sur les cinq thématiques des clusters, en faisant entrer des partenaires financiers au capital de l'agence, de façon minoritaire. Le but est de doubler de taille en 5 ans, pour atteindre les 40 millions d'euros de marge brute.
Propos recueillis par Benoit Zante