Qui ?
Tariq Krim, créateur de Netvibes et patron de Jolicloud, auteur d'un remarquable rapport sur les professionnels du numérique en France.
Quoi ?
Une interview, autour d'une nouvelle approche de l'innovation, par les gens, en partenariat avec la Fédération Française des Télécoms.
Comment ?
- En mars dernier, vous avez remis au gouvernement un rapport sur les professionnels du numérique en France, à retrouver ici. Comment l’avez-vous élaboré ?
L’idée d’un Paris Capitale du Numérique [devenu la French Tech, ndlr] a été lancée. Ce devait être la contrepartie de London Tech City. On m’a contacté, la mission a été annoncée par le Premier Ministre et par Fleur Pellerin, mais je me suis vite rendu compte qu’il s’agissait d’un projet immobilier : on voulait construire des incubateurs, ce genre de choses… A l’époque, j’ai dit au cabinet : "le job du ministre de l’agriculture, c’est défendre les agriculteurs, pas la PAC". Le travail du secrétariat d’Etat au Numérique, c’est surtout de défendre les entrepreneurs. Je crois que le message a été plutôt bien pris en compte puisque la French Tech s’est davantage intéressée aux gens. Après tout, ce sont les personnes qui font la Silicon Valley, pas les routes.
- Mais comment faire pour mettre en avant les gens alors que la culture de l’innovation en France repose plutôt sur les grandes entreprises et les institutions ?
Rapidement, un discours plus centré sur les startups et les innovations s’est mis en place. J’avais envie de parler d’un sujet qui me tenait à cœur : les technologies, qui ne sont jamais au centre du sujet en France. Les personnes qui parlent de technologie n’en font jamais. Quand on ne fait rien, on parle d’innovation, et quand on fait un peu de technologie, on parle d’innovation disruptive. Mais ces mots-là ne veulent rien dire, alors j’ai fait pivoter la mission. Je l’ai hackée pour la positionner sur un sujet plus important : j’ai toujours été impressionné par le fait que les Français sont en permanence au centre des projets d’innovations. L’iPhone a été conceptualisé en France, Google Cloud, Gmail, Android… qu’on soit en France ou aux Etats-Unis, il y a toujours des Français derrière ces projets.
Comment se fait-il qu’on ait les meilleurs développeurs, mais que dès qu’on touche aux sujets technologiques, il y ait tous ces désastres d’argent dépensé qui ne sert à rien ? J’en ai parlé avec Fleur Pellerin et on s’est dit qu’il y avait une opportunité : essayer de mettre les développeurs en avant. J’ai donc dressé une liste de 100 développeurs français, en essayant d’y réunir des gens de divers horizons, de l’autodidacte au polytechnicien qui a préféré rejoindre une boîte de tech plutôt que d’aller dans une banque. Ces gens-là me touchent parce qu’ils prennent un risque.
- Comment faire pour que ces développeurs soient mieux reconnus ?
Il y a certes un travail de reconnaissance à faire, que j’ai commencé avec cette liste. Mais au-delà, il faut promouvoir ces gens à des postes de décision. Le problème, en France, c’est que les gens codent pendant cinq ans. Si après ça, ils ne sont pas devenus chefs de projet, ils ont tout raté. Aux Etats-Unis, on peut coder 10, 15, 20 ans ou plus, on devient senior développer et l’on continue de faire ce que l’on sait de mieux en mieux faire, tout en participant aux décisions.
- Ces talents français, où se concentrent-ils ?
Beaucoup aux Etats-Unis, où ils font les choses importantes, et quelques-uns en France. Ils ne sont pas tous partis, mais ceux qui sont aux Etats-Unis ont de hautes fonctions, contrairement à ceux qui travaillent en France. Cela valide le système d’éducation français, mais souligne aussi le problème de notre pays : s’il n’est pas capable d’offrir à son élite quelque chose d’excitant, si même l’élite qu’il a formé n’a pas envie de rester, c’est un constat d’échec absolu. Je ne crois pas que les gens non technologiques parviendront à régler ce problème. Aujourd'hui, nous vivons dans un monde d’abstraction, et si l’on ne maîtrise pas ce monde, on parle dans le vide. En fait, on a besoin d’une évolution naturelle des compétences pour que ces personnes qui ne connaissent pas le monde technologique accordent leur confiance à ceux qui le connaissent. Il faut se battre pour que des gens qui s’y connaissent prennent des décisions. Il y a enfin un informaticien à la CNIL (François Pellegrini, depuis janvier 2014, ndlr), ce qui signifie qu’il y a enfin quelqu'un qui comprend quelque chose à la technologie. Pour moi, les développeurs sont une force politique aujourd'hui.
- Dans votre rapport, vous avez aussi proposé de grandes recommandations : pouvez-vous nous les présenter ?
Oui, la première, la plus importante, c’est celle d’un Chief Technology Officer, comme aux Etats-Unis, en Angleterre, au Canada, en Israël… Il faudrait quelqu'un au sommet de l’Etat qui sache de quoi on parle. C’est un peu le drame de ce pays de persister à parler de 50 Milliards d’économies sans penser à rationaliser et simplifier le processus. Avoir un CTO aurait un impact technologique, parce que derrière les discussions, il faut implémenter. On a besoin de quelqu'un qui puisse dire "ça on ne peut pas le faire et ça on va le faire mais plus simplement." Pour éduquer les gens au numérique, il faudrait faire du code le latin du XXIe siècle, apprendre que le monde autour de nous est fait d’algorithmes. Il faut apprendre à coder dès l’école. Et puis via les feuilles de route technologiques, on pourrait participer à l’éducation de tous.
Une des choses que l’on recommande aussi dans la mission, c’est de se battre contre le tropisme des grands groupes. C’est la culture du gros. En France, on dit toujours aux startups "gazouillez, gazouillez", mais dès qu’il s’agit de sujets importants, on décide toujours que de grandes entreprises vont s’y atteler. Il faudrait créer des écosystèmes qui permettent aux petits, aux moyens et aux grands de travailler ensemble, plutôt que de dire "on va dire à quatre grands de travailler sur le sujet" en espérant qu’il se passe quelque chose.
- Mais alors, quel conseil donner à un jeune développeur qui voudrait monter sa startup ?
Travailler sur la vision.
- C'est à dire ?
Si l’on prend le Crédit Impôt Recherche et toutes les aides actuelles par exemple, Steve Jobs n’y aurait jamais eu accès, parce que pour les toucher il faut avoir un bac+5. C’est extrêmement cadré. Mais quand on regarde les grosses boîtes, Facebook, Microsoft, Apple, Google… elles ont toutes été créées par des développeurs. Derrière, il y avait une vision technologique. Ce qui est important, c’est le produit, l’idée, et ce que ça change. Il faut travailler l’idée, la rendre explicite, parce qu’autrement on n’arrivera jamais à expliquer à un non technologique ce que le produit apportera. Il faut aussi dire au jeune développeur de commencer où il veut. Les Etats-Unis attirent, mais la compétition est très forte. La France, c’est cool. Mais il faut se battre contre la culture du gros.
- Dans la compétition numérique internationale, quel est l’atout de la France et des français ?
Les gens. La France a toujours été un pays avec une très grosse culture, des groupes d’utilisateurs, des gens réactifs. On a aussi une très bonne formation en mathématiques, ce qui nous permet d’avoir des gens excellents en maths et en code. Mais ces meilleurs s’en vont. Moi aussi je suis parti dans la Silicon Vallée, parce qu’on y trouve un respect du développeur qu’il n’y a pas ici. Ils travaillent sur des trucs énormes là-bas, des projets de satellites, des ordinateurs quantiques… tout un ensemble de sujets complètement déments qu’on n’ose pas aborder en France parce qu’on a l’impression que si on le faisait, les gens nous regarderaient avec des yeux écarquillés.
- Pourquoi les Américains vont-ils sur ces projets fous, alors que les Français n’osent même pas y rêver ?
Je ne sais pas. On a eu une élite qui a construit la France, puis d’autres sont arrivés sans trop savoir quoi faire. Nous sommes dans cette phase d’entre deux. On ne fait plus grand chose d’important aujourd'hui, les centrales nucléaires et le reste, c’était la génération d’avant. Et on a du mal à les vendre parce qu’on manque d’une vision industrielle de leader. Et si on n’est pas leader, on est à la marge. Je pense que tout cela est du à ce qu’on a confié trop de domaines technologiques à des gens non technologiques. On était bons en minitels, en téléphonie, en télévision mais on a tout vendu. Tous les objets, toutes les interfaces, tous les points d’entrée dans le numérique dans lesquels la France était bonne ont été externalisés. Et puis nous sommes dans un marché asymétriques, où les gros acteurs ont déjà tellement de pouvoir qu’ils ne font que consolider par-dessus par des initiatives pas très ambitieuses, pas très volontaristes. En fait, il y a un problème général de vision.
- Et au milieu de tout cela, comment s’est fait le passage de Netvibes à Jolicloud ?
Je suis préoccupé par les technologies et l’usage qu’on peut en faire. En France, on a une grande image du big data, une image très backoffice, qui me fait peur. Parce que pour le moment, à quoi nous servent les big datas, à part à espionner les consommateurs ? J’espère d’ailleurs que le nouveau ministre aura une vision beaucoup plus politiques de ces questions. Avec Jolicloud, comme avec Netvibes, je suis dans la logique de donner le pouvoir aux gens, un pouvoir qu’ils n’ont pas. Ce n’est pas l’idée de pouvoir faire plus de choses, mais de permettre à plus de gens de faire les choses, et c’est ça qui est génial ! Pour le cloud, on s’est dit qu’on allait reprendre une présentation proche de celle du PC, qu’on allait, en gros, donner aux utilisateurs un PC quasi gratuit où toutes les données sont rassemblée. C’est un travail assez long parce qu’on va à l’encontre d’une autre tendance, celle de créer des silos, avec l’idée « je suis sur Google, je prends Android » ou bien Apple – iCloud – Appstore, alors qu’avec Jolicloud, on est partis sur de la technologie ouverte, en HTML5. Ce sera la troisième plateforme.
- Vous venez aussi de lancer Code For France. Qu’est-ce que c’est ?
L’idée est des mobiliser des hackers, des développeurs et des gens qui travaillent sur l’Open Source et de leur dire « créons des outils qui puissent être utilisés par les gouvernements, les collectivités et même directement par les citoyens, pour réparer et améliorer les choses. J’ai repris l’idée de code for America, qu’un homme a lancé à Boston. Là-bas, il fait super froid, et les bornes à incendies sont ensevelies sous la neige, donc inutilisables pendant tout l’hiver. Ce type s’est dit que si lui nettoyait toujours celle devant chez lui, il faudrait que tous les autres le fassent. Alors il a créé un programme « adoptez votre borne à incendie », et si jamais la personne ne s’occupe pas de sa borne, elle est attribuée à quelqu’un d’autre. L’idée et le code ont très vite été repris et réadapté à Hawaii par exemple, pour vérifier les alarmes anti-tsunami. Au fur et à mesure, cet outil tout bête qui ne devait servir qu’à une personne est devenu utile à plein de monde, et nécessaire. Avec Code for France, c’est pareil. L’idée, c’est de donner la main aux gens. Donc la première chose qu’on a faite, c’est de libérer les codes sources du site.
Propos recueillis par Mathilde Saliou