Qui ?
Xavier Niel, le patron de Free et actionnaire du Monde et de Mediapart, notamment, qui ne connait pas la trêve des confiseurs.
Quoi ?
Le blocage de la publicité sur les Freebox Revolution (PCinpact explique ici comment il a été fait techniquement), un coup de force contre Google, effectué du 3 au 6 janvier 2013 sans aucun communiqué, ni auprès de ses abonnés, ni auprès des médias.
Combien ?
Free est le deuxième fournisseur d’accès internet en France. Il équipe 5,2 millions de foyers et comptabilise 9 millions de visiteurs uniques par mois sur son site. L'éradication de la pub concerne la Freebox Revolution, qui selon nos informations, est utilisée par 80% de ces 5,2 millions de foyers. Le blocage pour tous devrait cesser le 7 ou le 8 janvier. Mais il laissera des traces durables.
Pourquoi ?
Cette mesure extrême peut être mise au crédit du bras de fer opposant Free à Google depuis plusieurs années. En effet, la société de Xavier Niel - comme ses concurrents - souhaite faire payer à Google le coût de la bande passante de Youtube. Selon les spécialistes que nous avons interrogés, l'usage de Youtube pèserait pas moins de 20% des coûts réseaux de Free.
Dans ce conflit, Free ne recule devant rien : depuis longtemps, ses clients se plaignaient des longues secondes, voire minutes, d'attente pour charger les vidéos Youtube. Aujourd’hui, Free va plus loin et s’attaque directement au porte monnaie de Google. Google pèse selon nos sources entre 60 et 70% du marché de la publicité online en France. Adsense (les bannières et annonces texte diffusées par Google sur les sites des éditeurs externes) pèserait 50% de cette activité. Du coup, la décision de Free a impacté entre 10 à 20% de l’activité de Google en France. En 2011, le CA de Google en France était évaluée par Le Monde entre 1,25 et 1.4 milliards d’euros. Le courtier Aurel BGC estime quant à lui la perte pour Google à 1 million d'euros par jour.
On ne connait pas liste des bannis de Free. Mais Google est bien davantage impacté que les autres régies. Un exemple : sur Youtube, les publicités intégrés aux vidéos sont bloquées, mais pas sur Dailymotion. Vendredi 4 janvier, des petits éditeurs utilisant Adsense rapportaient une baisse de 30% de leurs revenus en provenance de Google. Les grands éditeurs, qui ont leurs propres régies ou ont recours à des alternatives à Google comme Ligatus font encore les comptes, mais sont apparemment moins touchés. Les régies classiques, comme celle du Monde, dont Niel est l’actionnaire de référence, ont donc moins souffert - Le Monde tirerait 40% de ses revenus de la pub en ligne. Selon Le Parisien, la date de blocage - début janvier, période creuse pour la publicité en ligne - aurait justement été choisie pour moins impacter les éditeurs.
Xavier Niel peut sans problème mettre ce grand coup de pied dans la fourmilière. La publicité représente moins 0,3 % du Chiffre d’Affaires du groupe Iliad. La régie de Françoise Duclos compte 3 personnes, et travaille de manière très artisanale, avec moins d’un format par page.
Peu fan de la pub intrusive, mais favorable à une solution du type no opt out par défaut. A discuter avec les éditeurs et Free #FreeAdGate
— Fleur Pellerin (@fleurpellerin) January 3, 2013
Fleur Pellerin s'est fendue d'un tweet sibyllin : "Peu fan de la pub intrusive, mais favorable à une solution du type no opt out par défaut", avant d'annoncer qu'elle allait rencontrer les équipes de Free. Hasard du calendrier, une réunion sur la neutralité du Net était prévue au Ministère le 15 janvier. Frédéric Montagnon, Pdg d'Overblog qui prend la ministre à partie sur son blog, nous explique qu'il ne croit pas en un blocage durable. " Le plus grave dans cette histoire est que Free bafoue la neutralité du net. Il y a eu des discussions menées avec la députée Laure de la Raudière sur le sujet il y a un an et demi. Il est urgent de les réactiver, qu’une loi défende ce principe d’accès à l’info du net sans filtrage et que l’ARCEP la fasse respecter. Aujourd’hui, quand on est chez Free, on n’a pas le même web que si on est chez Orange ou SFR." Les concurrents n'ont d'ailleurs pas réagi, alors qu'ils auraient pu tirer partie de la situation pour communiquer sur la neutralité de leur réseau. Mais eux aussi sont en négociations avec Google. Pour un cadre d'Orange, cité par Stéphane Soumier sur Twitter, "Youtube grossit si vite qu'on aura un problème de capacité au printemps prochain. Les négociations sont infernales."
Cadre dirigeant Orange: "youtube grossit si vite qu'on aura un pb de capacité printemps prochain. Les négos sont infernales. " #freeAdGate
— Stephane Soumier (@ssoumier) January 5, 2013
Chez Google, même silence, un responsable s'est contenté d'une déclaration à l'AFP : l'opérateur a "constaté les mesures prises par Free" et est "en train d'analyser la situation". On peut pourtant imaginer toute sorte de représailles plus ou moins folkloriques pour la prochaine étape de la guerre froide :
- réserver la gratuité des services Google (recherche, mail, cartographie, etc.) aux abonnés d'Orange, Bouygues ou SFR et faire payer ceux de Free
- annoncer le lancement d'un fournisseur d'accès internet made by Google en France : un vieux serpent de mer, mais déjà une réalité à Kansas City depuis l'été 2012, avec Google Fiber
- ou plus simplement, saisir l'Autorité de la Concurrence pour distorsion.
Une chose est sûre : Free a ouvert la boite de Pandore. Bloquer la publicité pendant trois jours a apporté aux adblocker une campagne de publicité nationale. Message induit de Free : "les opérateurs historiques, les géants du net et les médias s'enrichissent sur votre dos..." Il s'agit d'un contresens car la publicité est au coeur du modèle gratuit (un web sans pub coûterait près de 40 euros par mois aux utilisateurs). Intégrée dans les services de géolocalisation, de search ou au mobile, elle peut même devenir utile, même si la blitzkrieg de Free met en lumière l'encombrement des sites et la mauvaise qualité moyenne des publicités. L'après Free signifie également passer de la publicité subie à la publicité voulue. Et donc tout miser sur la création et la pertinence.
Sur ce sujet, Frédéric Winckler, président de l'AACC explique : "Ce que révèle "l'affaire free" est qu'il existe aujourd'hui une vraie hypocrisie du web. Faire croire qu'on peut avoir le web gratuit sans publicité est un mensonge qui est non seulement dangereux mais aussi irresponsable. Existe il un problème de partage de valeur? Un problème de valeur tout court ? Un problème d'intelligence digitale rendant certains sites rentables et d'autres non ? Certainement les 3. L'internaute veut choisir un internet sans publicité ? Pourquoi pas mais il doit y avoir un coût pour lui. Par contre un fournisseur d'accès ne peut faire choix de bloquer la publicité sans offrir une contre partie aux sites et contenus utilisés. C'est un véritable danger pour l’écosystème du web. Les médias fragilisés par la baisse des investissements ne pourront supporter une suppression de la publicité. Nous ne pouvons pas être les otages d'un bras de fer sur la répartition de la valeur de nos investissements. En discuter nationalement? Pourquoi pas. Mais sans chantage. Il existe trop de non dits et que le web repose sur un contrat 'tacite' : c'est gratuit car payé par la publicité. L'ensemble du système aurait beaucoup à gagner à clarifier totalement cette situation."